Fête de sainte Spérie - Homélie de Mgr Laurent Camiade

Saint-Céré, dimanche 12 octobre 2025

Mes frères,

« On n’enchaîne pas la Parole de Dieu » (2 Tim 2,9), cette phrase de saint Paul, tandis qu’il était en prison, éclaire sans doute ce qui nous a été raconté de la vie de sainte Spérie. Cette jeune fille a dû fuir les siens qui avaient tracé pour elle une destinée toute faite, elle devait être l’héritière du château et des terres de ses ancêtres en épousant un bon parti, promesse d’alliance entre deux familles ennemies. Mais ce destin imaginé par son frère n’était rien moins qu’une instrumentalisation de sa personne qui ne correspondait pas à la vocation de la jeune Spérie, profondément désireuse de se donner au Christ. Nous pouvons donc voir en elle une figure de femme libérée qui refuse le mariage, non pas pour mener une vie de débauche ni pour se mettre en couple avec un beau paysan désargenté, selon l’indémodable cliché, mais pour se consacrer à Dieu, le prier, le louer pour sa bonté, contempler sa Création et rendre grâce pour les bienfaits de la Rédemption.

Son frère, peut-être accompagné de l’amoureux transi, finalement, la retrouve et comme elle persiste à refuser le mariage, on lui coupe la tête. Mais, coup de théâtre, la jeune femme libérée par Jésus-Christ ne reste pas prisonnière même de la mort, puisqu’on la voit ramasser sa tête pour la porter jusqu’au ruisseau du Brau et la nettoyer.

Les nombreux saints céphalophores, comme sainte Valérie de Limoges (parfois confondue avec sainte Spérie) ou comme le célèbre saint Denis de Paris, c’est-à-dire les saints qui ramassent et portent leur tête après avoir été décapités, manifestent ainsi que l’on ne pourra jamais empêcher la bouche des saints de proclamer les merveilles de Dieu. « On n’enchaîne pas la parole de Dieu ». On raconte, par exemple, que saint Nicaise, décapité environ 2 siècles avant sainte Spérie, chantant le verset 25 du psaume 118, dit : « me voici collé à la poussière », aussitôt sa tête tombe à terre mais sa bouche continue pourtant de psalmodier ce verset : « selon ta parole, fais-moi revivre ». Non, la Parole ne peut pas être enchaînée si elle promet la vie éternelle. La puissance infinie de la Parole est aussi manifestée quand Jésus demandait aux disciples qui voyaient beaucoup de personnes se décourager et abandonner leur maître face à la profondeur incroyable du mystère de l’eucharistie : « voulez-vous partir vous aussi ? », car l’Apôtre Pierre répondit aussitôt : « à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle » (Jn 6,67 & 68).

Même si, à cause de votre foi, chers frères et sœurs, il arrivait qu’on vous coupe la tête —ce que je ne vous souhaite pas, rappelez-vous qu’on n’enchaînera nullement la parole de Dieu ! Au contraire, l’espérance de vivre éternellement dans le bonheur avec Dieu ne peut en être que plus forte. Et même si, parfois, nous avons l’impression de mordre la poussière, tant la foi en Jésus-Christ est ridiculisée par certains de nos contemporains, rappelons-nous du psaume 118,25 : « me voici collé à la poussière, selon ta parole, fais-moi revivre ».

Le nom même de « Spérie » ou « Espérie » évoque l’espérance, plus forte que toute persécution ou incompréhension, même de la part de nos proches. Il me semble qu’aujourd’hui, cette espérance est nécessaire à beaucoup d’entre nous. Au sein de nos familles, sur nos lieux de travail, dans nos réseaux d’amis et dans toutes les sphères de notre vie sociale, il ne manque pas de personnes qui ne comprennent pas notre foi en Jésus-Christ ou même la rejettent violemment. Le défi d’en être témoins est d’autant plus grand. Et c’est souvent plus compliqué d’être témoin du Christ auprès de quelqu’un de proche, un époux, un fils, une fille, un père ou une mère, qu’auprès de personnes plus éloignées. Il est vrai, en particulier, que nos proches connaissent nos faiblesses et nous pouvons ne pas nous sentir légitimes pour témoigner du Christ puisqu’ils savent combien nous sommes loin de vivre complètement l’idéal que notre foi exige. Mais il y a là un piège. C’est une erreur de penser que témoigner suppose d’être parfait ou que les saints même seraient des gens parfaits. Le lépreux de l’Évangile, celui qui vient rendre grâce à Jésus, ne témoigne pas de ses vertus mais de la grâce reçue et de la reconnaissance qu’il en éprouve. Bien plus que notre perfection, notre entourage est en droit d’attendre de nous que nous soyons en chemin, que nous fassions quelques efforts pour surmonter nos faiblesses, car nous avons confiance en Dieu et que nous avons fait l’expérience de son soutien et de sa présence fidèle à nos côtés. Bien souvent, comme c’était le cas des lépreux au temps de Jésus, nous nous sentons piteux et misérables, mais nous nous relevons grâce à la miséricorde du Seigneur car nous comptons bien davantage sur la grâce de l’Esprit Saint que sur le succès de nos efforts.

En recherchant la solitude pour fuir les facilités trompeuses d’une vie de château, Spérie nous a montré un exemple de courage, le courage de se libérer de tout ce qui, dans son milieu privilégié, pouvait la détourner de Dieu et de son désir d’être toute donnée à Jésus pour n’attendre que de Lui la paix entre les seigneurs locaux. L’histoire a si souvent prouvé la fragilité d’une alliance établie sur les seuls calculs humains, en particulier sur les mariages arrangés qui, une fois célébrés triomphalement n’ont rien résolu des conflits internationaux.

Tout le monde n’est pas appelé à aller dormir dans le creux d’un arbre mort au fond des bois ni à une radicalité semblable à celle de notre sainte, même s’il ne faut pas trop vite exclure tous les choix radicaux, si Dieu vous y appelle et si l’Église confirme cet appel. En tout cas, tout chrétien est appelé à des renoncements, à des formes d’ascèse, à vivre des moments de solitude avec Dieu. Renoncements, ascèse et silence sont incontournables pour que grandisse notre liberté intérieure, pour ne pas devenir esclaves des manipulations qui déforment la fraternité ni des conditionnements de notre milieu de vie ni des habitudes égoïstes de notre société.

A notre époque comme souvent hélas, nous avons peu d’exemples pour inspirer à la population des comportements sociaux vertueux. Mais nous ne sommes pas condamnés à suivre les mauvais exemples dont les médias parlent quotidiennement. On raconte que sainte Spérie a obtenu la paix, non pas en épousant le puissant parti dont elle ne voulait pas, mais grâce à sa prière et au miracle qui lui fut accordé de ramasser sa tête pour la porter jusqu’au ruisseau, impressionnant par là suffisamment ceux qui venaient de la décapiter pour les inciter à se convertir en profondeur, à changer leurs ambitions en volonté de servir le bien commun. Ils ont ainsi été rendus capables d’oublier les haines ancestrales et de se mettre d’accord pour bâtir une paix durable.

La jeune Spérie avait désiré cette paix. À cette intention, elle était allée jusqu’à Rocamadour prier la reine de la paix. Car Spérie espérait en Dieu et elle était prête à tout sacrifier pour se donner à Lui. Cultiver la vie intérieure est nécessaire pour se libérer des mauvaises tendances et des habitudes sociales égoïstes. C’est grâce à sa vie intérieure et par la radicalité de son choix de consécration à Dieu que Spérie est une femme libre, libre pour aimer Dieu, libre pour encourager chacun de nous à sortir de l’égoïsme.

Pour nourrir notre vie intérieure, rappelons-nous que nous avons deux pistes fondamentales : la parole de Dieu et la fraternité. On n’enchaîne pas la Parole de Dieu car elle nous inspire les chemins de liberté auxquels Dieu nous appelle. La vraie fraternité n’est pas celle qui cherche à utiliser l’autre comme initialement le frère de Spérie voulait se servir de sa sœur pour étendre son domaine seigneurial. La vraie fraternité c’est découvrir que l’autre est béni de Dieu, sauvé par le Christ, promis à la l’éternité, qu’il a donc quelque chose de précieux à me révéler sur le sens de ma propre existence. C’est pourquoi, frères et sœurs, je vous encourage à constituer des groupes fraternels autour de la Parole de Dieu. De là pourra naître un témoignage authentique et le monde en sera rendu profondément meilleur.

Amen.

+ Mgr Laurent Camiade
Evêque du diocèse de Cahors

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