Fête de la croix glorieuse - Messe du ban des vendanges

Dimanche 14 septembre 2025, cathédrale de Cahors.

 Homélie de Mgr Camiade :

Mes frères,

Il est difficile d’annoncer la bonne nouvelle de la mort de Jésus en croix à des personnes qui n’ont pas conscience d’être des pécheurs.

Or, aujourd’hui, l’Église célèbre la « Fête de la croix glorieuse », et il est évident qu’il y a un paradoxe dans les termes : croix, donc instrument de torture et de mise à mort / glorieuse, donc quelque chose de positif, porteur d’un message joyeux ! Le problème est d’autant plus compliqué car, si nous sommes des êtres humains normalement constitués, nous désirons la gloire, mais pas la croix ! Nous voulons le bonheur, mais pas les épreuves. Nous voulons le succès, mais pas la souffrance.

Certes, les grands sportifs, par exemple, savent endurer de longues heures d’entraînement pas nécessairement toujours agréables, dans l’optique de se préparer à des victoires. Les musiciens aussi font des années d’exercice pour quelques heures de beau concert. On peut en dire autant des soldats et de bien d’autres. Je pense évidemment que les vignerons qui fêtent aujourd’hui le ban des vendanges, savent bien tout le travail nécessaire, les incertitudes, les angoisses parfois face à la météo ou aux diffusions des maladies, avant la joie de la récolte, laquelle, d’ailleurs, n’est pas toujours aussi joyeuse qu’on le voudrait. Mais cette année cela s’annonce très bien ! En tout cas, ce besoin de travailler parfois dur pour récolter, tout le monde le comprend.

Mais de là à dire que la croix du Christ est glorieuse, c’est autre chose encore. Pour le comprendre, cela exige, en fait, d’être descendu très bas. Cela nécessite un plongeon dans les profondeurs de soi-même jusqu’à la racine du mal qui s’y cache, jusqu’à la conscience de nos failles et de notre péché que, le plus souvent, nous préférons ne pas regarder et, surtout, ne pas montrer. Si nous ne descendons pas aussi bas, aussi profond, aussi courageusement dans notre cloaque intérieur, il n’est pas possible de voir que la croix du Christ nous y a rejoints, que le crucifié est là, et qu’il continue de nous y aimer, de s’offrir pour nous en sauver.

La première lecture de ce dimanche montre justement cette difficulté, la difficulté du peuple d’Israël à descendre en lui-même pour se situer humblement devant son Dieu. Le peuple hébreu a été libéré par Dieu de l’esclavage et a traversé la mer rouge à pieds sec, il est nourri par Dieu de la manne et de l’eau qui jaillit du rocher. Mais il récrimine contre Dieu, il se dit dégoutté de cette nourriture misérable. Et c’est vrai que le désert est austère, la vie errante, pendant plusieurs années avant de rejoindre la terre promise, est une épreuve. Mais au lieu de se tourner avec confiance vers le Dieu qui les a déjà sauvés d’une façon spectaculaire, ils se laissent prendre par la colère, le sentiment de révolte et ils récriminent contre Lui et contre Moïse. La pédagogie de Dieu, alors, est surprenante. Il laisse le peuple se confronter à une épreuve de plus, celle de l’arrivée de serpents à la morsure mortelle. Le serpent rappelle justement le péché originel. Et c’est alors que le peuple comprend enfin qu’il a péché et doit implorer le pardon de Dieu. Dieu a pitié et donne à Moïse un symbole de salut, le serpent de bronze enroulé sur un mât (image qui perdure dans notre culture à travers le caducée des médecins) et ceux qui le regardent sont sauvés de la morsure des serpents.

Jésus, dans l’Évangile, rappelle cet épisode de l’Ancien Testament et montre qu’il s’agissait d’une préfiguration de sa propre croix dressée pour le salut de tous. Contre le péché des hommes, il fallait élever, sur un poteau de bois, Dieu lui-même s’étant revêtu de l’humanité pour porter son péché et l’en guérir par la puissance de son amour plus fort que la mort. Mais pour regarder de manière fructueuse vers le nouveau et universel serpent de bronze qui est Jésus-Christ crucifié, il faut d’abord être conscients du danger qui nous menace, de la gravité du mal caché qui nous ronge de l’intérieur, depuis les profondeurs de nos âmes de pauvres pécheurs.

Il ne s’agit pas de cultiver un sentiment morbide de culpabilité car, bien souvent, cela aussi c’est une manière de se cacher à soi-même la profondeur du mal qui est en nous. Se complaire dans des scrupules ou des sentiments exagérés d’avoir mal agi ne fait pas avancer vers la découverte de la vraie joie d’être sauvé par le Christ. Il faut, au contraire, descendre plus profond. Et c’est une grâce que le Seigneur peut nous faire, si nous sommes prêts à l’accueillir, que de regarder en face la profondeur de ce qui nous détourne de Dieu : peut-être nos récriminations et notre révolte contre Dieu ou bien notre indifférence totale à son égard, notre désintérêt pour Celui qui nous a créés et pour nos frères et sœurs en humanité, pour notre sœur la terre et pour le reste de la création de Dieu…

Un polémiste a dit : « Nous voilà donc atteints d’un Bien incurable ». Cette formule un peu bizarre, si je la comprends bien, indique que la plupart d’entre nous se croient très bien comme ils sont où font comme si tout allait bien. C’est d’ailleurs probablement ce que l’on attend de nous, de ne pas avoir de problèmes, d’être performants, respectueux des règles, inspirants pour les autres, propres et sans casseroles derrière nous… Et l’on alterne entre l’applaudissement de nos vedettes et le jugement sans pitié pour ceux qui ont laissé voir des faiblesses. « Un Bien incurable » c’est effectivement le fait que, si nous nous considérons nous-mêmes comme des justes, en quoi avons-nous besoin d’être sauvés ? Si je pense n’avoir besoin de rien, qui va prendre soin de moi ? Nos faiblesses peuvent être si soigneusement enfouies dans nos profondeurs, qu’elles en deviennent incurables, voilées sous l’apparence d’un bien, d’une esthétique irréprochable, d’une réussite incontestable, quasiment tyrannique.

L’Évangile ne présente jamais l’idéal d’un « bien incurable », mais il montre Jésus qui s’abaisse jusque dans les profondeurs les plus sordides de l’âme humaine, endossant l’injustice, la trahison, l’indifférence, la violence, le mépris, la diffamation, la fuite de ses proches, leur reniement et même leur désespoir. Le Christ a tout pris sur lui, éprouvant tristesse et angoisse, transpirant des gouttes de sang, jusqu’à crier, Lui qui est Dieu : « mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». C’est cela la croix. Elle ne devient glorieuse que parce que quelqu’un, une fois dans l’Histoire, a choisi, par amour, de la porter et d’y être cloué pour que Dieu finalement réponde et manifeste la victoire de son Amour. C’est grâce à ce mystère glorieux d’une croix ignominieuse que nous pouvons devenir capables de descendre en nous-mêmes et d’y considérer nos faiblesses, notre misère et nos péchés en voyant que Jésus a déjà habité et transformé cela pour nous sauver, en découvrant que son Amour est déjà venu brûler ces profondeurs, y changer la honte en espérance.

Je sais combien ces dernières années, les vignerons de notre département ont traversé d’épreuves et de découragements, beaucoup ont dû fermer leur vignoble, arracher leur vigne, voir ruinées des années de patient labeur, parfois portées par plusieurs générations. Je ne souhaite cela à personne, mais peut-être est-ce malgré tout une occasion —parmi bien d’autres— de descendre en soi-même et de laisser Jésus-Christ cautériser notre misère par sa croix glorieuse, par la force de son amour et la puissance de sa Résurrection. Il nous redonnera l’espérance, cette force spirituelle nécessaire à recommencer d’entreprendre ou simplement à continuer à vivre et à nous donner, comme Lui, au service du bien commun de toute l’humanité.

Amen.

+ Mgr Laurent Camiade,
évêque de Cahors

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