Toussaint 2022

Cathédrale de Cahors. 1er novembre 2022

 Homélie de Mgr Laurent Camiade :

Mes frères,

Une écoute peu attentive de l’évangile des béatitudes peut conduire à la conclusion suivante : sur la terre, tout est moche, pauvreté, pleurs, injustice, guerres, persécutions, calomnies et diffamations ; mais dans le ciel, ce sera le bonheur, alors vivement le ciel, vivement « le salut des âmes » comme on le dit parfois non sans équivoque.

De fait, quand on lit les journaux ou qu’on écoute les nouvelles les plus marquantes, ce n’est pas souvent la joie qui transpire ! Pas la peine de faire un dessin, vous voyez bien ce que je veux dire. Parfois, on a envie de se couper des informations pour respirer un peu. J’ai entendu il y a quelques jours des interviews de navigateurs de la route du rhum, tous disaient qu’ils aimaient partir en mer parce qu’au moins pendant quelques semaines, on s’éloigne des mauvaises nouvelles, des tristesses de ce monde et ça fait du bien de prendre de la distance. Alors, la bonne nouvelle des béatitudes, est-ce seulement de dire qu’au ciel les mauvaises nouvelles vont disparaître ?

C’est sûr, la bonne nouvelle de la résurrection de Jésus nous apporte une grande consolation face aux tristesses de ce monde. Elle ouvre une perspective nouvelle, elle montre que l’horizon terrestre n’est pas bouché, mais qu’il y a autre chose. Pourtant, cet autre chose est-il seulement pour après, pour après la mort ? Et s’agit-il seulement d’une survie de quelques souvenirs en suspens dans l’éther ?

Mes frères, nous célébrons les saints, en général à la date de leur départ vers le ciel, donc la date de leur mort. Cela veut bien dire que le sens de leur existence est au-delà de la seule expérience terrestre. Mais cela ne nous suffit pas. Et l’Église célèbre aussi la naissance sur la terre de quelques personnes, trois seulement : la naissance de saint Jean-Baptiste le 24 juin, celle de la Vierge Marie le 8 septembre et celle de Jésus, à Noël. Jean-Baptiste et Jésus sont fêtés l’un et l’autre juste après un solstice, celui d’été pour la Saint-Jean et celui d’hiver pour la Noël. L’un comme l’autre ont à voir avec la lumière du soleil et rappellent ainsi que la terre n’est pas que ténèbres, mais que la lumière du soleil l’éclaire et, sur le plan spirituel, le Christ est la lumière qui triomphera toujours des ténèbres. La fête de la nativité de la vierge apporte elle aussi cette même espérance car Marie, l’Immaculée, sera celle qui, la première, aura reçu la grâce d’une sainteté parfaite, d’une vie totalement réussie au cœur même de ce monde de tristesse. Saint Jean Damascène, un père de l’Église du VIII° siècle célébrait déjà la fête de la nativité de Marie en disant ces mots que la liturgie byzantine a conservés : « Venez tous : avec allégresse fêtons la naissance de l’allégresse du monde entier ! Aujourd’hui, à partir de la nature terrestre, un ciel a été formé sur la terre. Aujourd’hui est pour le monde le commencement du salut ».

« Un ciel a été formé sur la terre. » Voilà bien une expression à retenir pour comprendre que le bonheur des béatitudes n’est pas seulement pour plus tard, ni même un bonheur désincarné, mais bien pour aujourd’hui et en lien avec les réalités terrestres, « à partir de la nature terrestre ». L’œuvre du salut en Jésus-Christ inaugurée par la naissance de la Vierge sainte et immaculée a formé un ciel sur la terre.

Il me semble que si l’Église fête non seulement l’entrée au ciel des saints, avec la date de leur mort que l’on commémore dans nos calendriers comme des fêtes, mais a éprouvé le besoin d’établir une fête de tous les saints à la veille du 2 novembre où nous commémorons tous nos frères défunts, c’est bien parce que qu’elle a une conscience aigüe de la valeur de notre vie sur la terre. Et l’Église qui contemple Jésus ressuscité, regarde la vie du ciel comme une réalité consistante et très belle.

Le texte lui-même des béatitudes, si on le médite un peu plus profondément, n’évoque pas que les choses tristes de cette terre. Oui, il y est question de pauvreté, de pleurs, d’injustice, de guerres, de persécutions, de calomnies et de diffamations. Mais il y est aussi question de douceur, de miséricorde, de cœurs purs et d’artisans de paix. Autant de belles choses que la terre voit germer quotidiennement même si cela ne fait pas la une des médias. De toutes ces choses discrètes, pourtant, de la douceur, la miséricorde, la pureté de cœur et les œuvres de paix, les saints sont les héros !

« Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice », cette quatrième béatitude est considérée par certains commentateurs comme le pilier central de ce texte. Le thème de la justice est, en effet, repris et développé ensuite par les deux dernières phrases sur ceux qui sont persécutés pour la justice et ceux qui sont insultés ou calomniés à cause du Christ qui est lui-même le juste par excellence. « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés ». Ici, il y a bien un futur, il n’y a pas la promesse que la justice sera réalisée sur la terre. La terre est bien le lieu de l’injustice. Mais elle est aussi le lieu du désir, spécialement du désir de justice. Et c’est cette faim et cette soif de justice qui sont le signe de la bénédiction divine. Cette dynamique du désir, de la soif de justice est le cœur de la bonne nouvelle des béatitudes. Si les hommes se satisfaisaient tous des injustices de cette terre, s’ils y étaient indifférents, s’ils n’en éprouvaient aucune colère, aucun désir de changer les choses, alors oui, ce serait un grand malheur ! Mais s’il y a dans nos cœurs la faim et la soif de la justice qui ne sont pas des faims et des soifs de vengeance, mais des désirs d’œuvrer pour le bien sur la terre, alors nous pouvons voir la grâce de Dieu à l’œuvre.

Les trois béatitudes suivantes sont un peu comme symétriques au trois premières, les miséricordieux sont assez semblables aux doux, les cœurs purs sont peut-être aussi comme ceux qui pleurent et les artisans de paix ont sûrement un cœur de pauvre. Les promesses qui leur sont faites, la miséricorde de Dieu, voir Dieu, être appelés fils de Dieu ont toutes trois pour objet Dieu Lui-même. Dieu ne promet pas seulement la terre en héritage ou la justice, mais il se donne Lui-même, il promet d’être là avec nous. C’est aussi une grande caractéristique des saints que nous fêtons aujourd’hui, ils ont vécu toute leur vie sur la terre en s’appuyant sur la miséricorde de Dieu, ils ont vécu toute leur vie sur la terre comme s’ils voyaient Dieu, ils ont vécu toute leur vie sur la terre en fils et filles de Dieu.

Mes frères, à cette sainteté, nous sommes tous appelés. La sainteté est une vie incarnée, qui ne fait pas abstraction des beautés ni des misères de cette terre, une vie qui mord à pleines dents dans la création tout en pratiquant la vertu de justice : être juste envers nous-mêmes, être justes envers les autres, être justes envers la création. Cette vertu, nous l’avons compris, est surtout un désir car, étant donné les déséquilibres profonds de notre monde moderne, il est bien difficile d’être toujours justes et de l’être avec tout le monde. Mais si nous avons réellement faim et soif de la justice, alors heureux sommes-nous, nous serons rassasiés. Nous saurons voir aussi dans le quotidien de cette vie les multiples petits efforts de nos frères et sœurs en faveur de plus de justice, nous saurons voir ce désir du bien qui est dans le cœur de la plupart des hommes et qui est un fruit de la grâce du Seigneur, nous saurons voir qu’il y a tant de belles choses à faire sur cette terre et que le ciel, déjà y est formé, spécialement grâce à la Vierge Marie qui est l’exemple par excellence de la réussite de la création. Mais aussi grâce à tous les saints auxquels nous avons de grands bénéfices à nous intéresser pour trouver en eux des modèles, des signes d’espérance et des amis qui prient pour nous et soutiennent nos efforts. Car les saints n’ont jamais été désincarnés. Et, dans le ciel, ils sont appelés à ressusciter, à la « résurrection de la chair ». Ils ne sont pas seulement appelés à la survie d’un principe de vie ou d’un souvenir, mais à la vie de toutes les dimensions riches et singulières de chacune de leurs personnes. L’Apocalypse, dans la première lecture de ce jour, nous les présente comme une foule « de toutes nations, tribus, peuples et langues ». Nations, tribus, peuples (au pluriel) et langues sont des réalités terrestres. L’Apocalypse nous indique très clairement que, dans le ciel, ces réalités culturelles ne seront pas gommées. Cela montre bien leur importance et la valeur aux yeux de Dieu de toutes nos expériences terrestres.

La sainteté est un exercice d’accueil du ciel sur la terre et de vie en présence de Dieu, avec au cœur une inextinguible faim et soif de justice. Que Dieu nous donne d’en vivre. Amen.

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