Sainte Fleur d’Issendolus / Homélie de Mgr Laurent Camiade

Dimanche 9 octobre 2022

Sainte Fleur, née dans une famille de haute noblesse à Maurs en 1309, intellectuellement précoce, entre au monastère à l’âge de 14 ans. L’effort de toute sa vie consiste à s’effacer, à cacher ses talents. Le diable cherchait à la convaincre qu’elle ferait mieux d’être mère de famille que désespérée à cause de la médiocrité de son existence. Elle se mettait alors à courir dans tout le monastère, les bras levés au ciel pour implorer l’aide de Dieu et de tous les saints. Les sœurs hospitalières qui la voyait s’agiter ainsi mais n’en connaissaient pas le motif, la croyaient folle ! De plus, lorsqu’elle a eu au contraire des faveurs divines, des extases, spécialement devant le mystère de l’eucharistie qui la touchait jusqu’au fond de l’âme, elle dissimulait tous les phénomènes mystiques en se faisant passer pour malade. Tout son entourage, exceptés ses confesseurs, la croyait vraiment fragile, peu intéressante. C’était tout le contraire du modèle d’évangélisateur que nos médias chrétiens ou nos forums missionnaires font régulièrement témoigner. Pourtant, après sa mort, sainte Fleur s’est révélée avoir eu un grand rayonnement, manifesté par toutes sortes de miracles et le fait que seulement 13 ans après son départ vers le ciel, Mgr Bertrand de Cardaillac, évêque de Cahors, l’exposa à la vénération publique.

Le Seigneur avait finalement rendu sainte Fleur tellement puissante contre le démon que, dit-on, nul ne s’approchait d’elle sans ressentir un soulagement profond. Bien qu’elle passait pour folle et fragile, sa présence pacifiait, sa manière d’être et de vivre en Dieu et uniquement pour Dieu faisait du bien autour d’elle. Sa vie ordinaire, dans une communauté qui n’avait pas l’héroïsme des grands ascètes car il y avait tout ce qu’il fallait pour manger, boire, être logé décemment et partager cela avec les pèlerins et les malades accueillis à l’Hôpital-Beaulieu, sa vie sans héroïsme apparent était animée d’une telle ferveur, d’un tel feu intérieur, qu’elle rayonnait sans s’en rendre compte et sans que son entourage lui-même le réalise. Car elle était sainte, mais aussi pleinement, totalement humaine.

Parmi les dix lépreux purifiés par Jésus dans l’Évangile (Lc 17,11-19), c’est l’étranger, le samaritain, qui revient rendre gloire à Dieu, qui témoigne de sa foi au Christ. De même, Naaman qui était lépreux et qui fut guéri en se baignant dans le Jourdain sur l’ordre du prophète Élisée, bien que païen de Syrie, énonce une des plus solennelles professions de foi : « Désormais, je sais : il n’y a pas d’autre Dieu, sur toute la terre, que celui d’Israël ! » (2 R 5,15) La Bible est remplie de ces figures paradoxales où l’on voit que ce sont ceux qui ont le moins de reconnaissance aux yeux des hommes, ceux dont on l’attendrait le moins, qui sont conduits à jouer le rôle le plus important dans le plan de Dieu. Ce paradoxe est là, sûrement, pour montrer que c’est Dieu qui est le maître de la mission, c’est Jésus-Christ, son Fils, vrai Dieu et vrai homme, c’est-à-dire Dieu qui se fait homme, Dieu qui s’abaisse, qui est l’unique sauveur. Ce paradoxe est au cœur de l’Évangile. Il doit nous conduire, d’une part, à nous méfier du succès, mais aussi et peut-être surtout, à réaliser que nous sommes tous capables de participer à la mission du Christ, même avec nos faiblesses, même avec tout ce qui alourdit notre marche à la suite de Jésus.

Dieu veut se servir de ce qui est humain pour sauver l’humanité. Il choisit ce qu’il y a de faible, de quelconque, pour réaliser son œuvre. C’est pourquoi il nous prend tels que nous sommes. Il nous purifie, il nous fait grandir dans l’amour. Mais cette croissance est souvent invisible, à peine perceptible de l’extérieur. Nous ne mesurons jamais nous-mêmes nos progrès dans la charité fraternelle. Le pape François parle à ce sujet de la « classe moyenne de la sainteté ». Il en parle ainsi : « J’aime voir la sainteté dans le patient peuple de Dieu : chez ces parents qui éduquent avec tant d’amour leurs enfants, chez ces hommes et ces femmes qui travaillent pour apporter le pain à la maison, chez les malades, chez les religieuses âgées qui continuent de sourire. Dans cette constance à aller de l’avant chaque jour, je vois la sainteté de l’Église militante. C’est cela, souvent, la sainteté ‘‘de la porte d’à côté’’, de ceux qui vivent proches de nous et sont un reflet de la présence de Dieu » (Gaudete et exultate, n°7). Il me semble que ce côté, humain, ordinaire pourrait-on dire, de sainte Fleur est encore ce qui nous touche, au fond, quand nous pensons à elle, quand nous célébrons sa mémoire, quand nous la prions. Rien que le nom de « Fleur » est un nom qui la décrit bien, comme une réalité simple, ordinaire et pourtant joyeuse, qui fait du bien à regarder, qui fait plaisir à recevoir comme cadeau tout simple, comme un geste ordinaire d’amitié ou d’amour…

Mes frères, sommes-nous, les uns pour les autres, de petites fleurs qui s’offrent avec le sourire, en toute simplicité ? Si c’est le cas, nous ne sommes pas loin de la sainteté.

Pourquoi est-ce essentiel de vivre cette sainteté ordinaire ? Parce que c’est le chemin que Jésus a suivi et qu’on ne peut prétendre bien parler de Dieu, bien annoncer le Christ, bien témoigner de lui si l’on cherche, en même temps, à gommer notre humanité ordinaire ou qu’on la méprise, qu’on la sous-estime. Ce fut la grande tentation dans la vie de sainte Fleur. Le démon a cherché à la faire désespérer d’elle-même. Il lui suggérait de quitter sa vie religieuse, sa vie d’hospitalière ordinaire, sans héroïsme apparent, en lui disant qu’elle finirait par n’y trouver que le désespoir ! C’est le contraire qui s’est produit, elle a persévéré dans son état de vie et dans sa vocation de sainte ordinaire, jusqu’au point d’y trouver l’invisible mais extraordinaire consolation de Dieu. Le lieu précis de son émerveillement était, ce n’est pas un hasard, l’eucharistie. Au moment de la communion, elle tombait régulièrement en extase. Or l’eucharistie est précisément ce sacrement dans lequel nous offrons toute notre vie ordinaire au Père par le Christ, avec Lui et en Lui. Toute notre humanité prend son sens surnaturel grâce à l’eucharistie. Sacrement du corps livré et du sang versé du Christ, l’eucharistie est le moment dans nos semaines ou nos journées où l’ordinaire, le quelconque, devient matière à rendre Gloire à Dieu et à réaliser notre Salut. Le samaritain de l’Évangile qui vient rendre grâce pour sa guérison vient faire « eucharistie » —mot qui signifie action de grâce— et Jésus dit deux choses de lui : qu’il est malheureusement le seul des dix à être venu rendre Gloire à Dieu, puis qu’il doit se relever pour aller (vivre sa vie) car sa foi l’a sauvé. Si nous nous y offrons avec Jésus, si nous y offrons tout ce que nous sommes, nos forces et nos faiblesses, nos petits actes de sainteté ordinaire comme nos découragements ou nos failles, l’action de grâce qu’est l’eucharistie rend Gloire à Dieu et nous sauve. Puissions-nous aimer l’eucharistie comme l’aimait sainte Fleur ! Ce sacrement nous réconcilie avec nous-mêmes et avec toute l’humanité que le Christ a assumée. Il offre son corps et son sang : des réalités humaines qui sont identifiées symboliquement et réellement à nos réalités humaines dès que nous consentons à les offrir par Lui, avec Lui et en Lui à la Gloire de Dieu le Père.

Témoigner du Christ c’est toujours essentiellement vivre de sa grâce dans notre humanité ordinaire et l’offrir avec Lui dans le mouvement éternel et sacramentel de l’eucharistie. Sainte Fleur nous est, en tout ceci, un exemple merveilleux, bien qu’elle n’ait accompli aucune œuvre extraordinaire. Mais la ferveur de son âme doit stimuler la nôtre, de même que sa fidélité à sa vocation, doit nous réconforter quand il peut nous arriver de douter du sens de notre existence trop quelconque. Car cette parole de Jésus à l’ancien lépreux qui rend Gloire à Dieu est aussi pour nous : « Relève-toi et va, ta foi t’a sauvé ».

Amen.

+ Mgr Laurent Camiade
Evêque du diocèse de Cahors

Photographies : Francis Kovacs

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