Mercredi des Cendres

Mercredi 2 mars 2022

Mes frères,

Nous entrons en carême et la liturgie pénitentielle des Cendres nous remet en face de la conscience de nos péchés et de la grâce du pardon. Nous nous préparons à vivre les fêtes pascales —c’est l’unique but du carême— c’est-à-dire la célébration de la mort et de la résurrection du Seigneur Jésus. Par sa mort, il nous a mérité le pardon que nous ne méritions pas car son amour sans faille, infini, sa bonté envers nous, envers même ceux qui le condamnaient, a sauvé l’honneur de l’humanité, rendue à nouveau capable d’amour désintéressé. Cet amour pur se répand dans nos cœurs si nous les lui ouvrons, il nous rend capables aussi de pardonner. C’est la grandeur du christianisme.

Pourtant, lorsqu’on vit une période troublée, et celle que nous vivons l’est particulièrement, ne serait-ce qu’avec la guerre en Ukraine, la question du pardon devient toujours plus complexe. On en vient souvent, alors, à se demander si le christianisme n’est pas une religion de faibles, de personnes fatalistes ou lâches qui se dérobent devant les conflits. La Croix du Christ semble à certains une forme de passivité, un scandale. Ce n’est pas nouveau. Mais peut-être justement, au début de ce carême, pourrions-nous prêter attention à la manière dont nous vivons les conflits inévitables qui se présentent dans nos vies.

Il est toujours meilleur de rechercher la paix que d’aller au conflit. Mais dans certains cas, le conflit est inévitable parce qu’il y a une injustice sérieuse. Parce que l’amour du prochain consiste aussi à ne pas permettre que quelqu’un impose à d’autres ou à nous-mêmes des injustices. C’est un devoir d’exiger que cette personne ou ce groupe de personnes qui impose des attaques ou des injustices ne nuise pas à nouveau, ni à nous-mêmes ni à d’autres. Pardonner le mal commis ne s’oppose pas au combat pour la justice, mais au contraire l’impose car si je prétends aimer mes ennemis, je ne peux pas accepter qu’ils fassent davantage encore de mal et se rendent ainsi indignes en ne respectant pas la dignité des autres. Combattre les méchants, pour un chrétien, exige sans doute de ne pas céder à la colère, de ne pas riposter simplement sous le coup de l’émotion, mais de riposter et d’agir pour le bien de chacun, en premier des plus faibles et des victimes, des populations, mais aussi le bien des coupables qui, sans punition restent enfermés dans des cycles de perversion toujours plus indignes de leur humanité.

Ceci étant posé, pendant ce carême, pourrons-nous relire notre manière de vivre les conflits et les injustices que nous subissons ou que d’autres subissent ? Quelles sont nos luttes et nos combats ? Au nom de quoi les menons-nous ou au nom de quoi les évitons-nous ?

« Dieu a voulu qu’en Jésus-Christ, nous devenions justes de la justice même de Dieu » (2 Co 5,20) dit saint Paul (2° lecture). Parfois, notre pire ennemi, c’est nous-mêmes, car il nous arrive de renoncer à tirer au clair les injustices que nous avons pu subir et il nous arrive de penser devoir les prendre sur nous, les encaisser sans rien dire. Ou au contraire, peut-être nous arrive-t-il de réagir au mal par une violence incontrôlée, par une colère capable de s’en prendre à n’importe qui, même des innocents. C’est un peu l’image que donne en ce moment le président russe. Mais que nous prenions tout sur nous-mêmes ou que nous fassions tout retomber sur les autres, cela nous détruit intérieurement.

Si nos relations avec Dieu comme avec les autres sont toujours au détriment de notre équilibre de vie ou de la joie à laquelle nous sommes appelés, si nous passons notre temps à nous rendre malheureux ou à maltraiter notre entourage, il y a sûrement un conflit intérieur qui n’est pas réglé. Se pardonner à soi-même suppose de se résoudre à changer sa manière de faire, sa manière d’entrer en relation, de se traiter soi-même et de traiter les autres. L’Esprit Saint peut nous y aider, si nous le lui demandons pendant ce carême. Si Jésus, dans l’Évangile d’aujourd’hui nous invite à nous retirer dans la pièce la plus retirée (Mt 6,6) pour prier notre Père dans le secret, c’est bien pour laisser le regard de Dieu pénétrer dans notre intimité, là où nous n’osons peut-être pas regarder nous-mêmes, afin de rendre juste en nous ce qui est faussé. Affronter nos conflits intérieurs sous le regard de Dieu est le chemin indispensable pour affronter aussi les autres.

Les injustices extérieures sont sans doute d’abord subies par les plus pauvres, les plus blessés ou ceux qui doivent fuir leur pays. Là aussi, l’invitation à faire l’aumône sans hypocrisie ni pour se donner en spectacle, mais bien en reconnaissant d’abord la dignité de chaque personne et l’impérieuse exigence du partage est un combat à mener en soi-même. Mais c’est aussi le premier combat extérieur à mener : voyant les injustices, ne jamais s’en satisfaire mais poser des actes généreux, agir en vue du bien, en réfléchissant à la fois aux urgences et aux moyen et long termes, aux accompagnements nécessaires. Les associations de solidarité ont la plupart du temps bien des longueurs d’avance sur cette réflexion à propos du bien à réaliser. Leur expérience de rencontre avec les plus pauvres, avec les blessés de la vie de tous ordres leur permettent de mieux voir ce qui est juste et ce qui l’est moins. Le Secours Catholique, par exemple, mène autant des plaidoyers auprès des décideurs que des actions de proximité, d’accompagnement, de soutien. De même le Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement et la Terre Solidaire, collabore à l’international avec des associations et des ONG de terrain, autant pour soutenir que pour favoriser une réflexion globale sur les chemins possibles pour une plus grande justice. Il y a bien d’autres organismes et associations. Le partage à vivre pendant notre carême doit nous inciter peut-être à ne pas seulement accomplir des gestes automatiques de don (même si les prélèvements automatiques sont bien utiles pour les associations qui ont ainsi des entrées un peu plus régulières et pas seulement émotionnelles), mais au moins de s’intéresser de plus près aux actions menées par les organismes que nous soutenons. Il s’agit de retrouver des motivations vraiment profondes, non pas pour simplement se donner extérieurement bonne conscience, mais pour participer avec une conscience plus mûre à rendre leur dignité à nos frères et sœurs.

Enfin, dans nos relations ordinaires, en famille, au travail, dans nos loisirs et tous nos lieux de rencontre et de vie sociale, relisons notre manière de vivre les situations peut-être plus difficiles, moins équilibrées, là où il y a du conflit, soit déclaré et peut-être violent ou pesant, soit étouffé, remis à plus tard ou évité mais qui pèse malgré tout, que nous traînons comme des boulets. Tout cela, présentons-le au Seigneur pour qu’il nous aide à éclaircir les situations, à faire un pas vers plus de justice, à dénoncer s’il le faut tel ou tel abus. Mais aussi pour qu’il nous aide à vivre cela sans haine, sans jalousie, sans escalade de violence ni surenchère. Car lorsque des fautes ont été reconnues et identifiées, nous avons peut-être aussi des pardons à donner, des pardons à demander, des gestes d’amitié à poser, des encouragements à manifester.

Sans se culpabiliser inutilement, ce chemin de réconciliation exigeant est celui auquel Dieu nous appelle pour nous réconcilier avec Lui. Lui qui aime toute personne, les justes comme les injustes. Il a donné sa vie pour nous sauver. Laissez-vous réconcilier avec Dieu !

Amen.

+ Mgr Laurent Camiade, évêque de Cahors

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