Cendres. Homélie de Mgr Camiade

Mercredi 14 février 2024 (Année de la prière)

« Où donc est leur Dieu ? »

C’est la question des païens devant les difficultés rencontrées par le peuple d’Israël. On l’entend dans le texte du prophète Joël lu en ce jour du mercredi des cendres comme une question que Dieu ne devrait pas laisser se poser aux hommes. Dieu ferait bien d‘avoir pitié de son peuple, de lui venir en secours, pour qu’on ne dise pas « Où donc est leur Dieu ? » ! Mais on retrouve aussi cette question dans plusieurs psaumes, au psaume 115 (113B) nous chantons « Pourquoi les nations disent-elles « Où donc est leur Dieu ? » » Et au psaume 41, c’est presque la même question, mais posée de façon plus personnelle et intime : « Outragé par mes adversaires, je suis meurtri jusqu’aux os, moi qui chaque jour entends dire : « Où est-il ton Dieu ? » »

Ces répétitions indiquent bien que le peuple de Dieu a souvent entendu poser cette question redoutable, qui met en jeu notre relation personnelle avec le Seigneur. « Où est-il ton Dieu ? » Cette question nous pousse à témoigner de notre foi, non pas de façon théorique ou abstraite, mais en livrant quelque chose de notre intimité, de notre relation personnelle avec Dieu. Cela semble en contradiction avec l’Évangile de ce jour qui invite à prier en secret : « toi, quand tu pries, retire-toi dans ta pièce la plus retirée, ferme la porte, et prie ton Père qui est présent dans le secret ; ton Père qui voit dans le secret te le rendra » (Mt 6,6). Mais, en réalité, c’est justement la clé d’un témoignage authentique que de faire savoir que notre relation à Dieu aura toujours une dimension secrète, non pas parce que nous voudrions nous cacher, mais parce que la prière n’est pas un spectacle, la relation avec Dieu n’est pas du théâtre ni une démonstration de force. Dieu n’a rien à prouver. C’est nous qui devons lui rendre des comptes sur nos comportements et manifester par le temps que nous prenons pour le prier dans le silence que nous avons confiance en son amour.

La prière, la relation de l’homme avec Dieu, est un entretien amical, en quelque sorte intime, sans effets spéciaux, empreint de gratuité. Je ne prie pas Dieu d’abord pour qu’Il m’apporte des avantages matériels, mais parce qu’il est Dieu et que déjà il m’aime, déjà il m’a sauvé, déjà il a livré son fils à la mort pour que je puisse ressusciter avec lui et partager sa gloire. Il y a ici, précisément, un renversement de perspective. Il s’agit de passer de la prière des païens qui cherchent à capter les faveurs de leurs idoles et donc à en mesurer l’efficacité à la prière chrétienne qui cherche à ouvrir nos cœurs à une grâce déjà présente, à un amour qui demande à être aimé, à une bienveillance personnelle qui nous supplie de lui répondre par un acte de confiance simple et profond. « Où est-il ton Dieu ? » Il est dans mon cœur, au plus secret de mon intériorité, c’est-à-dire dans le lieu inviolable de ma capacité d’aimer et Il attend que mon cœur se tourne vers Lui.

On raconte que saint Augustin qui était païen mais en quête de vérité a été impressionné un jour en voyant prier saint Ambroise, l’évêque de Milan. Il le voyait prier sans faire de bruit, simplement en se plongeant à l’intérieur de lui-même, dans le silence car « Ambroise lisait les Écritures en silence, des yeux seulement », avec une « « lecture du bout des lèvres, par laquelle le cœur s’ingénie à atteindre l’intelligence de la Parole de Dieu » (cf. Benoît XVI, catéchèse sur saint Ambroise, 24/10/2007). Dans le monde païen, toute lecture se faisait à haute voix, sous forme de proclamation et pour que ceux qui ne savent pas lire puissent en bénéficier. Mais la prière chrétienne, telle que la pratiquait personnellement saint Ambroise, surprenait quand il lisait la Bible silencieusement, pour en nourrir son cœur, pour intérioriser cette parole que le Seigneur nous adresse « dans le secret » de l’âme. Et cette pratique silencieuse d’Ambroise a été l’étincelle qui a fait comprendre à Augustin la vérité de l’Évangile. Où est-il ton Dieu ? Il te parle au cœur, il vient habiter ton âme.

Dans un monde en grande part redevenu païen ou ayant perdu le sens de Dieu, nous sommes toujours appelés à revivre la même chose. Il s’agit pour nous de prier de façon intérieure et secrète comme Jésus l’enseignait à ses disciples, non pas pour se montrer aux hommes, mais pour se tenir précisément là où Dieu est présent.

Ce que notre prière nous engage à vivre doit toujours rester habité par cette musique de l’âme qui est la parole de Dieu. Car, comme le confessait Madeleine Delbrêl au Seigneur, « nous oublions la musique de Votre esprit, et nous faisons de notre vie un exercice de gymnastique ; nous oublions que, dans Vos bras, elle se danse, que Votre sainte Volonté est d’une inconcevable fantaisie, et qu’il n’est de monotonie et d’ennui que pour les vieilles âmes qui font tapisserie dans le bal joyeux de votre Amour » (Prière « Seigneur, venez nous inviter à danser avec Vous »). Nous aurons à rendre compte de cette musique, notamment pour répondre aux questions de ceux qui ne comprennent pas pourquoi nous agissons ainsi parce qu’ils nous voient danser mais qu’ils n’entendent pas la musique.

Il me semble qu’il n’est pas facile de témoigner ainsi de ce qui est secret et intime. Pour cela, nous avons besoin de commencer par le partager entre nous. Car cette expérience de la parole de Dieu qui résonne dans nos cœurs a besoin d’un partage ecclésial pour s’exprimer en vérité, sans trahir les intuitions reçues. Car, livrés à nous-mêmes, nous sommes très vite tentés de déformer notre propre expérience, de la réinterpréter de manière fausse. Les hérésies, dans l’histoire de l’Église, sont toujours parties d’expériences ou d’intuitions individuelles qui ont été absolutisées, qui n’ont pas accepté les rectifications de la confrontation à la communauté ecclésiale. Notre prière a donc besoin de façon vitale de cette confrontation, de ce partage spirituel. La démarche synodale à laquelle le pape François nous a invités et qu’il considère comme ce que Dieu attend de l’Église au XXI° siècle, vise essentiellement cet exercice spirituel de dialogue ecclésial, de partage avec les autres pour avancer ensemble et faire ainsi vraiment l’œuvre de l’Esprit Saint. Cette synodalité (mot qu’on peut traduire simplement par « cheminement communautaire ») n’a pas à être tapageuse, elle n’est pas un spectacle, mais elle est au cœur de la vie de l’Église, de son expérience de Dieu, elle est comme une danse au rythme de l’Esprit Saint.

Ceux qui restent dans l’extériorité, dans la communication et les réseaux où l’on recherche le buzz ne parviendront jamais à comprendre où est notre Dieu. La seule chose qui pourra les intriguer, c’est notre persévérance et les vertus qu’il nous sera donné de cultiver. Celles-ci feront toujours moins de bruit que nos péchés et nos contre-témoignages ! Mais cultivons tout de même les discrètes vertus évangéliques !

Chers frères et sœurs, que ce carême, si nous cultivons l’intériorité et ravivons notre pratique de la prière, soit un signe de notre volonté déterminée de mettre en œuvre la parole de Dieu que nous avons reçue dans nos cœurs.

Amen.

+ Mgr Laurent Camiade
Evêque de Cahors

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