Dimanche 11 octobre 2015 fêtes de Ste-Fleur (Issendolus) Homélie de Mgr Camiade

On dirait aujourd’hui que sainte Fleur, née dans une famille de haute noblesse à Maurs en 1309, était une enfant intellectuellement précoce. D’une grande maturité, elle préférait la compagnie des adultes à celle des enfants de son âge et suivait sa mère, très pieuse, dans toutes ses dévotions et ses prières. Elle fuyait aussi les garçons —déjà naturellement moins vite mûrs que les filles ordinaires— et a très jeune éprouvé le désir de consacrer sa vie à Dieu. Peut-être aurait-elle pu se reconnaître dans la figure évangélique de ce jeune homme riche qui veut faire ce qui est bon pour avoir la vie éternelle et à qui Jésus demande de donner tous ses biens aux pauvres et de le suivre. Si l’Évangile présente le drame du triste refus du jeune homme, la vie de sainte Fleur nous la montre totalement disponible au don joyeux de toute sa vie.

Comme ses parents la comprennent et partagent sa foi ardente, dès qu’elle demande à entrer dans un monastère, tout se passe facilement, ses parents lui proposent d’entrer au monastère de l’Hôpital Beaulieu, ici à Issendolus. Sa voie semble toute tracée, une vie sans histoire, celle d’une jeune fille douée, bien élevée et bien accompagnée spirituellement qui perçoit l’appel du Seigneur et se donne pour toujours à la prière et au service des pauvres blessés de la vie. Fin de l’histoire.

Déjà nous pouvons tirer quelques leçons de ce parcours lisse : la nécessité pour les parents et les éducateurs d’être attentifs à l’évolution spirituelle des enfants. Combien de parents se préoccupent de la vocation de leurs enfants ? Si nous considérons le peu de vocations dans les communautés religieuses du Lot comme les sœurs de Gramat ou de Vaylats ou même le carmel de Figeac on peut se demander ce qui se passe. Bien sûr, il y a des jeunes filles qui font comme le jeune homme de l’Évangile et s’en vont toutes tristes au lieu de se donner joyeusement comme sainte Fleur. Mais on peut aussi poser la question de la manière dont ces jeunes ont été accompagnées, du regard que les parents ou les autres adultes qui les entourent portent sur elles. Le père de sainte Fleur voulait la marier a un bon parti de son milieu. C’était un projet légitime, banal en ce temps-là. Mais dès qu’elle s’ouvre à lui de son désir de se donner au Seigneur, il laisse tomber son projet à lui et accepte d’accompagner sa fille dans sa recherche de la volonté de Dieu. Tous les chrétiens devraient se préoccuper comme d’une priorité de savoir développer les talents de chaque jeune. Il ne s’agit pas de décider à leur place de ce qu’ils doivent faire, mais d’être à l’écoute de leurs désirs spirituels et de les encourager dans leurs décisions quand elles sont de belles décisions qui les rendront heureux et saints. Si nous faisions déjà tout cela, le carmel de Figeac, les couvents de Gramat et de Vaylats auraient une autre allure !

On pourrait dire qu’à l’époque de Fleur, c’était plus facile, que la foi chrétienne était partagée par tous et qu’il y avait une ambiance plus porteuse. C’est vrai dans une certaine mesure mais les historiens nous disent que la vie religieuse du début du XIV° siècle commençait pourtant à être en crise avec le développement du pouvoir de la bourgeoisie et le début de la perte d’influence de l’Église. Les tensions qui préparaient la guerre de cent ans commençaient à se développer et les oppositions politiques pesaient sur l’unité de l’Église au point qu’à la fin de ce siècle le schisme d’occident fera qu’on ne saura plus à quel pape obéir. C’est en effet au moment de la naissance de sainte Fleur, en 1309, que le pape Clément V a dû s’installer en Avignon suite à de graves problèmes politiques. Ce climat détestable, par certains côtés, était pire que celui d’aujourd’hui.

L’histoire de sainte Fleur ne raconte pourtant rien de ces problèmes qui touchent l’Europe d’alors. C’est un peu comme si, en vivant à Issendolus, elle avait été préservée des errances du siècle. C’est donc, dès le temps de sainte Fleur un lieu béni, peut-être grâce à l’influence protectrice de Notre-Dame de Rocamadour, toute proche. Nous aussi, même si le climat socio-culturel actuel n’est pas favorable à la foi, sachons profiter des grâces que le Seigneur ne manque pas de nous faire pour nous guider dans notre vie de foi. Ne prenons jamais prétexte de la mauvaise saison pour ne pas porter les fruits spirituels que le Seigneur veut nous donner.

Fille surdouée, aimée, bien élevée et bien guidée, protégée des troubles de son époque, comment Fleur a-t-elle donc pu arriver jusqu’à nous et laisser une trace dans l’histoire ? Et bien, si elle semble n’avoir connu aucune difficulté extérieure, elle a pourtant traversé de terribles épreuves dans sa foi. Ce point est très important pour nous s’il nous arrive de ne plus savoir où nous en sommes dans notre relation à Dieu. Nous pouvons nous dire que sainte Fleur a vécu cela.

Une fois réalisée sa vocation, une fois engagée, passé l’enthousiasme des débuts, voici que sainte Fleur connaît une épreuve intérieure qui ressemble beaucoup à ce que tous les auteurs spirituels des siècles suivants ont décrit : l’absence de consolation intérieure (cf. L’Imitation de Jésus-Christ, XV° siècle), un certain dégoût pour la prière et tout ce qui devrait nous réjouir (cf. Saint Jean de la croix qui appelle cela les nuits de l’âme, XVI° siècle) ou encore le sentiment de l’absence de Dieu comme beaucoup d’auteurs spirituels du XX° siècle l’ont nommé, surtout après le drame de Shoah suite auquel la question de savoir pourquoi Dieu semble ne pas intervenir devant un génocide a été beaucoup posée. Fleur avait tout pour être heureuse, mais elle a vécu ce sentiment d’être abandonnée de Dieu, qui rappelle finalement surtout le cri de Jésus sur la croix : “mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?” Un chrétien ne devrait pas être surpris de passer par des périodes où l’attrait que la beauté de Dieu a exercé sur son âme disparaît et même semble se changer en répulsion vis-à-vis de Dieu. Jésus lui-même est passé par là et il nous a dit que le serviteur n’est pas plus grand que le maître, sa souffrance, nous devons en connaître quelque chose, d’une manière ou d’une autre. Toutes les âmes privilégiées, –comme l’est celle de sainte Fleur– vont connaître le mystère de la croix de Jésus sous cette forme d’une proximité avec le cri de Jésus sur la croix. On a beau le savoir, quand on traverse cette nuit, on est dans la nuit. Et, de fait, on ne comprend pas ce qui se passe. Si personne ne nous guide ni ne nous encourage, si nous n’osons pas nous confier à quelqu’un d’expérimenté dans les choses spirituelles, il est sûr que nous ne sortirons pas indemnes de cette épreuve. Mais le Seigneur sait toujours placer à côté de nous les guides qu’il nous faut. Il suffit, justement d’accepter d’être aidé. Souvent, une bonne confession apporte beaucoup de lumière.

La Parole de Dieu est là pour nourrir le silence de nos nuits spirituelles. Dans l’épreuve, nous pouvons être tentés de négliger ce secours pourtant vital, même si cette parole est exigeante. La lettre aux Hebreux nous dit qu’"elle est vivante, la parole de Dieu, énergique et plus coupante qu’une épée à deux tranchants ; elle va jusqu’au point de partage de l’âme et de l’esprit, des jointures et des moelles ; elle juge des intentions et des pensées du cœur". Cette propriété de la parole de Dieu explique en grande partie pourquoi, même si on est sur un chemin de foi, il y a des épreuves intérieures : la parole de Dieu ne se contente pas de nous orienter extérieurement de façon correcte et juste. Comme pour le jeune homme riche de l’Évangile qui déjà respecte tous les commandements de la vie pratique : il n’est ni meurtrier, ni adultère, ni voleur, ni menteur, il ne fait de

tort à personne et il s’occupe bien de ses parents. Jésus trouve ça beau et il le regarde tout attendri : "il posa son regard sur lui et il l’aima" dit saint Marc.

Mais cela ne suffit pas. La parole de Dieu ne se contente pas de l’extérieur, elle pénètre "jusqu’au point de partage entre l’âme et l’esprit". C’est quoi ça ? L’âme, c’est toutes nos puissances intérieures, l’intelligence, la mémoire, la volonté, l’affectivité. C’est ce qui bouge en nous. L’esprit, c’est le point le plus profond de notre liberté, c’est, au centre de nous-mêmes, le point de rencontre avec Dieu lui-même qui est pur esprit, pure liberté, pur amour. Dieu veut qu’il y ait une unité parfaite en nous, que notre intelligence, notre mémoire, notre volonté et nos affects soient de plus en plus en phase avec notre liberté la plus profonde. Mais souvent nous sommes partagés et nous avons besoin que la parole de Dieu nous recentre et nous unifie.

Par exemple, sainte Fleur a eu la volonté de donner toute sa vie à Dieu et elle a même fait vœu de pauvreté. Mais voila, le monastère où elle se trouve ne lui semble pas assez parfait : elle est tentée de perdre confiance dans la communauté où elle vit —cela arrive parfois dans nos paroisses on trouve que la paroisse irait mieux si tout le monde était comme nous, n’est-ce pas ? Le démon, c’est une tentation très classique, veut conduire Fleur vers une fausse perfection qui est, en réalité, un excès et ne correspond pas à la volonté de Dieu pour elle. Dieu peut parfois demander beaucoup de sacrifices à certaines âmes. Mais cette tentation, que saint Ignace de Loyola a appelé la tentation sous l’apparence du bien consiste à imaginer soi-même que Dieu nous demande une chose bonne en elle-même mais qui n’est pas pour nous. Ainsi, il y a, à ce moment de la vie de sainte Fleur, un point de partage entre son âme et son esprit. Son âme veut une pauvreté radicale mais au creux de son esprit elle voit que Dieu l’appelle à vivre dans un lieu où il ne manque rien et où elle devra apprendre un parfait détachement en usant sobrement des biens qui sont à sa disposition. Dieu, depuis sa naissance l’a comblée de toutes sortes de bien mais elle a eu tendance à se situer au-dessus des autres, elle ne s’abaissait pas à jouer avec les filles de son âge, moins douées qu’elle. Peut-être qu’une fois adulte, elle est finalement tentée de reproduire la même attitude, alors que sa vocation est de rendre grâces à Dieu pour tout ce qu’Il lui donne et pour tout ce qu’Il donne aussi aux sœurs qui l’entourent et aux malades de l’Hôpital Beaulieu qui y trouvent de bonne conditions pour apaiser leurs souffrances. Les talents qu’elle a reçus ou les biens matériels de son monastère ne sont pas mauvais, mais tout dépend de l’usage qu’on en fait. La parole de Dieu méditée chaque jour nous éclaire sur ce juste usage des dons de Dieu et rétablit ainsi l’unité entre notre âme et notre esprit.

Le cœur de Fleur a connu des moments de grande ferveur, elle a expérimenté cette joie profonde de servir Dieu. Mais elle a aussi connu des périodes d’obscurité et de tentation qui lui ont permis de grandir en sainteté et d’aimer toujours davantage —non pas d’abord sur le mode émotionnel, mais sur le mode du don d’elle-même, indépendamment des sentiments divers qu’elle a pu éprouver et que le Seigneur a permis pour que son amour grandisse et se purifie. Car, au fond, c’est cela que Dieu attend de nous : que notre charité grandisse et se déploie de plus en plus, jusqu’à se fondre dans l’amour même que Dieu a pour le monde.

Amen.

Mgr Laurent Camiade

Soutenir par un don