17/09/2006
19.46.14


 Texte
intégral du discours de Benoît XVI à Ratisbonne


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(RV-
Dimanche 17 septembre 2006) Texte intégral des « souvenirs et
réflexions » partagés par Benoît XVI dans son discours à
l’Université de Ratisbonne, face aux représentants de la science :
(Source La Croix) «C’est pour moi un moment émouvant de me
retrouver une fois encore à l’université et de pouvoir y tenir une
fois encore une conférence. Mes pensées se retournent de même vers
les belles années au cours desquelles, après une belle période à
l’Institut supérieur de Freising, j’ai commencé mon activité
académique comme enseignant à l’université de Bonn. C’était encore
le temps – 1959 – de l’ancienne université. Pour les différentes
chaires il n’y avait ni assistants, ni secrétaires, mais en revanche
des rencontres directes avec les étudiants et avant tout des
professeurs entre eux. Dans les salles des enseignants, on se
rencontrait avant et après les cours. Les contacts avec les
historiens, les philosophes, les philologues, et naturellement aussi
entre les deux facultés de théologie étaient très
vivants.
Chaque semestre avait lieu ce qu’on appelait un
‘Dies academicus’, au cours duquel les professeurs de toutes
les facultés se présentaient devant les étudiants de l’ensemble de
l’université : ainsi devenait possible une réelle expérience de
l’Universitas. A travers toutes les spécialisations, qui nous
laissent parfois muets les uns envers les autres, nous faisions
l’expérience de former cependant un tout, et qu’en tout nous
travaillions avec la même raison dans toutes ses dimensions, avec le
sentiment que nous avions à assumer une responsabilité commune dans
l’usage correcte de la raison – voilà ce que l’on pouvait
vivre.
L’université était très fière de ses deux facultés de
théologie. Il était clair qu’elles aussi, dans la mesure où elles
s’interrogent sur la raison de la foi, accomplissent un travail qui
appartient nécessairement au tout de l’‘Universitas
scientiarum’, même si tous ne pouvaient pas partager la foi dont
les théologiens s’efforcent de montrer qu’elle s’ordonne à la raison
commune. Ce lien interne avec le cosmos de la raison ne fut pas
dérangé le jour où l’on entendit un de nos collègues déclarer que
dans notre université existait une chose remarquable : deux facultés
qui s’occupent de quelque chose qui n’existe même pas – de Dieu.
Qu’à l’encontre d’un scepticisme aussi radical, il demeure
nécessaire et raisonnable de s’interroger sur Dieu avec la raison,
cela restait indiscutable dans l’ensemble de
l’université.
Tout cela m’est revenu à l’esprit lorsque
récemment j’ai lu une partie du dialogue publié par le professeur
Khoury (de Münster) entre l’empereur byzantin lettré Manuel II
Paléologue et un savant persan dans le camp d’hiver d’Ankara en
1391, sur le christianisme et l’islam, et sur leur vérité
respective. L’empereur a sans doute mis par écrit le dialogue
pendant le siège de Constantinople entre 1394 et 1402. On peut
comprendre ainsi que ses propres exposés soient restitués de façon
bien plus explicite que les réponses du lettré persan. Le dialogue
s’étend à tout le domaine de ce qui est écrit dans la Bible et dans
le Coran au sujet de la foi ; il s’intéresse en particulier à
l’image de Dieu et de l’homme, mais aussi au rapport nécessaire
entre les « trois Lois » : Ancien Testament – Nouveau Testament –
Coran. Dans mon exposé, je ne voudrais traiter que d’un seul aspect
– au demeurant marginal dans la rédaction du dialogue –, un aspect
en lien avec le thème foi et raison qui m’a fasciné et me sert
d’introduction à mes réflexions sur ce thème.
Dans le 7e
dialogue édité par le professeur Khoury (‘dialexis’,
«controverse»), l’empereur en arrive parler du thème du
‘djihâd’ (guerre sainte). L’empereur savait certainement que
dans la sourate 2, 256, il est écrit : «Pas de contrainte en matière
de foi» – c’est l’une des sourates primitives datant de l’époque où
Mohammed lui-même était privé de pouvoir et se trouvait
menacé.
Mais l’empereur connaissait naturellement aussi les
dispositions inscrites dans le Coran – d’une époque plus tardive –
au sujet de la guerre sainte. Sans s’arrêter aux particularités,
comme la différence de traitement entre « gens du Livre » et «
incroyants », il s’adresse à son interlocuteur d’une manière
étonnamment abrupte au sujet de la question centrale du rapport
entre religion et contrainte. Il déclare : « Montre-moi donc ce que
Mohammed a apporté de neuf, et alors tu ne trouveras sans doute rien
que de mauvais et d’inhumain, par exemple le fait qu’il a prescrit
que la foi qu’il prêchait, il fallait la répandre par le glaive.
»
L’empereur intervient alors pour justifier pourquoi il est
absurde de répandre la foi par la contrainte. Celle-ci est en
contradiction avec la nature de Dieu et la nature de l’âme. « Dieu
ne prend pas plaisir au sang, et ne pas agir raisonnablement
(‘sunlogô’) est contraire à la nature de Dieu. La foi est un
fruit de l’âme, non du corps. Donc si l’on veut amener quelqu’un à
la foi, on doit user de la faculté de bien parler et de penser
correctement, non de la contrainte et de la menace. Pour convaincre
une âme raisonnable, on n’a besoin ni de son bras, ni d’un fouet
pour frapper, ni d’aucun autre moyen avec lequel menacer quelqu’un
de mort.»
La principale phrase dans cette argumentation
contre la conversion par contrainte s’énonce donc ainsi : Ne pas
agir selon la raison contredit la nature de Dieu. Le professeur
Théodore Khoury, commente ainsi : pour l’empereur, «un Byzantin,
nourri de la philosophie grecque, ce principe est évident. Pour la
doctrine musulmane , Dieu est absolument transcendant, sa volonté
n’est liée par aucune de nos catégories, fût-elle celle du
raisonnable». Khoury cite à l’appui une étude du célèbre islamologue
français R. Arnaldez, affirmant qu’«Ibn Hasm ira jusqu’à soutenir
que Dieu n’est pas tenu par sa propre parole, et que rien ne
l’oblige à nous révéler la vérité : s’Il le voulait, l’homme devrait
être idolâtre» (1).
Ici s’effectue une bifurcation dans la
compréhension de Dieu et dans la réalisation de la religion, qui
nous interpelle directement aujourd’hui. Est-ce seulement grec, de
penser qu’agir contre la raison est en contradiction avec la nature
de Dieu, ou est-ce une vérité de toujours et en soi ? Je pense qu’en
cet endroit devient visible l’accord profond entre ce qui est grec,
au meilleur sens du terme, et la foi en Dieu fondée sur la
Bible.
En référence au premier verset de la Genèse, Jean a
ouvert le prologue de son Évangile avec la parole : ‘Au commencement
était le Logos.’ C’est exactement le terme qu’emploie l’empereur :
Dieu agit avec logos. Logos désigne à la fois la raison et la Parole
– une raison qui est créatrice et peut se donner en participation,
mais précisément comme raison. Jean nous a ainsi fait don de la
parole ultime du concept biblique de Dieu, parole dans laquelle
aboutissent tous les chemins, souvent difficiles et tortueux, de la
foi biblique, et trouvent leur synthèse. Au commencement était le
Logos, et le Logos est Dieu, nous dit l’évangéliste. La rencontre du
message biblique et de la pensée grecque n’est pas un hasard. La
vision de saint Paul à qui se fermèrent les chemins vers l’Asie et
qui vit en songe au cours de la nuit un Macédonien et l’entendit
l’appeler : ‘Viens à notre aide’ (Actes 16, 6-10) – cette vision
peut être interprétée comme un condensé de la nécessaire rencontre
interne entre foi biblique et questions grecques.
Cette
rencontre était depuis longtemps en marche. Déjà le nom de Dieu très
mystérieux émanant du buisson ardent, qui sépare ce Dieu de tous les
dieux aux noms multiples et le nomme simplement l’Être, est une
contestation du mythe, qui n’est pas sans analogie interne avec la
tentative de Socrate de dépasser et de surmonter le mythe. Le
processus commencé au buisson ardent parvient à une nouvelle
maturité à l’intérieur de l’Ancien Testament durant l’Exil, où le
Dieu d’Israël, alors privé de pays et de culte, se proclame comme le
Dieu du ciel et de la terre et se présente avec une simple formule,
dans la continuation de la parole du buisson ardent « Je le suis ».
Avec cette nouvelle confession de Dieu s’opère de proche en proche
une clarification qui s’exprime efficacement dans le mépris des
idoles, lesquelles ne sont que des ouvrages fabriqués par les hommes
(cf. Ps 115).
C’est ainsi que la foi biblique à l’époque
helléniste, s’étant opposée avec une extrême vigueur aux autorités
hellénistes qui voulaient faire adopter par la contrainte les
manières de vivre des Grecs et le culte de leurs divinités, alla de
l’intérieur à la rencontre de la pensée grecque en ce qu’elle avait
de meilleur pour un apaisement réciproque, telle qu’elle s’est en
particulier réalisée plus tard dans la littérature sapientielle.
Aujourd’hui, nous savons que la traduction de l’Ancien Testament de
l’hébreu en grec réalisée à Alexandrie – la Septante – est plus
qu’une simple traduction du texte hébreu (appréciée peut-être de
façon pas très positive) ; à vrai dire, il s’agit d’un témoin
textuel indépendant et d’un pas spécifique important de l’histoire
de la Révélation, par lequel s’est réalisée cette rencontre d’une
manière qui acquit une signification décisive pour la naissance et
l’expansion du christianisme. En profondeur, il y va, dans la
rencontre entre foi et raison, des lumières et de la religion
authentiques. A partir de l’essence de la foi chrétienne et en même
temps à partir de l’essence de l’hellénisme, qui s’était fondu avec
la foi, Manuel II a pu effectivement déclarer : Ne pas agir « avec
le Logos » est en contradiction avec la nature de Dieu.
La
probité exige qu’on doive considérer ici que, au cours du Moyen Âge
tardif, se sont développées en théologie des tendances qui ont fait
éclater cette synthèse entre le grec et le chrétien. Contre le
soi-disant intellectualisme augustinien et thomiste commence, avec
Duns Scot, une position du volontarisme qui conduisit finalement à
dire que nous ne connaissons de Dieu que sa ‘voluntas
ordinata’. Au-delà, il y a la liberté de Dieu, en vertu de
laquelle il aurait également pu faire le contraire de tout ce qu’il
a fait. Ici se dessinent des positions qui peuvent être rapprochées
totalement de celles d’Ibn Hazm et qui peuvent tendre vers l’image
d’un Dieu arbitraire, qui n’est pas tenu par la vérité et le bien.
La transcendance et l’altérité de Dieu sont placées si haut que
notre raison, notre sens du vrai et du bien ne sont plus de réels
miroirs de Dieu, dont les possibilités mystérieuses, derrière ses
décisions effectives, nous restent éternellement inaccessibles et
cachées.
A l’encontre de cette position, la foi chrétienne a
toujours affirmé fermement qu’entre Dieu et nous, entre son esprit
créateur éternel et notre raison créée, il existe une réelle
analogie, dans laquelle les dissimilitudes sont infiniment plus
grandes que les similitudes, mais cela ne supprime pas l’analogie et
son langage (cf. concile Latran IV). Dieu ne devient pas plus divin
si nous l’éloignons dans un volontarisme pur et incompréhensible,
mais le véritable Dieu est le Dieu qui s’est manifesté dans le
Logos, et qui a agi et qui agit par amour envers nous. Certes,
l’amour « surpasse » la connaissance et demande en conséquence de
prendre en considération plus que la simple pensée (cf. Eph 3, 19),
mais il reste néanmoins amour du Dieu-Logos ; c’est pourquoi le
culte de Dieu chrétien est ‘logiké latreia’ – culte de Dieu
en accord avec la Parole éternelle et avec notre raison (cf Rm 12,
1).
La rencontre intime qui s’est réalisée entre la foi
biblique et les interrogations de la philosophie grecque n’est pas
seulement un événement concernant l’histoire des religions, mais un
événement décisif pour l’histoire mondiale qui nous concerne aussi
aujourd’hui. Quand on considère cette rencontre, on ne s’étonne pas
que le christianisme, bien qu’il soit né et ait connu un
développement important en Orient, ait finalement trouvé son
véritable impact grec en Europe. Nous pouvons aussi dire, à
l’inverse : cette rencontre, à laquelle s’est ensuite ajouté
l’héritage de Rome, a fait l’Europe et reste au fondement ce qu’on
peut appeler à juste titre l’Europe.
Cette thèse – que
l’héritage grec critiquement purifié appartient à la foi chrétienne
– fait face à l’exigence d’une déshellénisation qui domine de façon
croissante le débat théologique depuis le début de l’époque moderne.
Si l’on y regarde de plus près, on peut observer que ce programme de
déshellénisation a connu trois vagues, sans doute liées, mais
pourtant différentes les unes des autres dans leur fondement et dans
leurs buts.
La déshellénisation apparaît d’abord en lien avec
les fondements de la Réforme du XVIe siècle. Les réformés se sont
situés face à la tradition scolastique de la théologie, qui avait
totalement systématisée la foi sous la détermination de la
philosophie, pour ainsi dire une détermination étrangère de la foi
par une pensée qui n’émane pas d’elle. La foi n’apparaissait plus
comme Parole vivante et historique, mais comme domiciliée dans un
système philosophique. La ‘scriptura sola’ recherche, à
l’inverse, la forme originaire de la foi telle qu’elle est donnée
originairement dans la Parole biblique. La métaphysique apparaît
comme une assertion qui provient d’ailleurs et dont il faut libérer
la foi, en sorte qu’elle soit de nouveau totalement elle-même. Avec
une radicalité que ne pouvaient pas prévoir les réformés, Kant a
fonctionné à partir de ce programme, quand il disait qu’il a dû
écarter la pensée pour faire place à la foi. En cela, il a ancré la
foi exclusivement dans la raison pratique et lui a dénié l’accès à
la totalité de la réalité.
La théologie libérale des XIXe et
XXe siècles apporta une deuxième vague dans le programme de
déshellénisation, dont Adolf von Harnack est le plus éminent
représentant. Au temps de mes études comme dans les premières années
de mon activité académique, ce programme était aussi fortement à
l’œuvre dans la théologie catholique. La distinction que faisait
Pascal entre le Dieu des philosophes et le Dieu d’Abraham, d’Isaac
et de Jacob, servait de point de départ. Dans ma leçon inaugurale à
Bonn en 1959, j’ai essayé de m’en expliquer.
Je ne voudrais
pas reprendre tout cela à nouveau ici. Mais je voudrais du moins
essayer brièvement de faire ressortir la différence entre cette
nouvelle et deuxième déshéllénisation et la première. Comme pensée
centrale apparaît, chez Harnack, le retour à Jésus simple homme et à
son simple message, antérieurs à toutes les théologisations et aussi
à l’hellénisation : ce simple message représente le vrai sommet du
développement religieux de l’humanité. Jésus a congédié le culte
pour la morale. Il est finalement présenté comme le père d’un
message moral plein d’amitié pour les hommes. L’enjeu fondamental,
c’est d’accorder de nouveau le christianisme avec la raison moderne,
justement en le libérant des éléments apparemment philosophiques et
théologiques, comme la foi en la divinité du Christ ou au Dieu
trinitaire.
Dans la mesure où elle s’aligne ainsi sur une
explication historico-critique du Nouveau Testament, la théologie a
de nouveau droit de cité dans le cosmos de l’université : la
théologie est, pour Harnack, essentiellement historique et ainsi
rigoureusement scientifique. Ce qu’elle découvre sur le chemin de la
critique de Jésus est pour ainsi dire l’expression de la raison
pratique et par là elle a aussi sa place dans l’ensemble
universitaire. A l’arrière-plan, on perçoit l’auto-limitation
moderne de la raison, telle qu’elle a trouvé son expression
classique dans les Critiques de Kant, mais telle aussi
qu’entre temps elle a été radicalisée encore par la pensée
scientifique.
Cette conception moderne de la raison repose
sur la synthèse, confirmée par le succès technique, entre le
platonisme (cartésianisme) et l’empirisme, pour le dire brièvement.
D’un côté, on présuppose la structure mathématique de la matière, à
savoir sa rationalité interne, qui rend possible de la comprendre et
de l’utiliser comme force effective : ce présupposé fondamental est
pour ainsi dire l’élément platonicien de la compréhension de la
nature. De l’autre côté, il y va de la fonctionnalité de la nature
pour nos intérêts, sur quoi seule la possibilité de la vérification
ou de la falsification par l’expérience livre la certitude. Le poids
entre les deux pôles peut être placé davantage sur l’un ou sur
l’autre côté. Un penseur positiviste aussi rigoureux que J. Monod
s’est décrit comme un platonicien convaincu, c’est-à-dire un
cartésien.
Cela entraîne pour notre question deux
orientations fondamentales. Seule la forme de certitude qui se donne
dans le jeu concerté des mathématiques et de l’expérience autorise à
parler de scientificité. Tout ce qui prétend être science doit se
soumettre à ce critère. Aussi, les sciences qui se rapportent aux
réalités humaines – telles que l’histoire, la psychologie, la
sociologie, la philosophie – essaient de s’adapter à ce canon de la
scientificité. Il est important encore, pour nos réflexions, que la
méthode en tant que telle exclut la question de Dieu et la fait
apparaître comme non-scientifique ou préscientifique. Mais par là,
nous nous trouvons devant un rétrécissement du rayon de la science
et de la raison qui doit être mis en question .
Nous allons y
revenir. Il faut d’abord constater qu’essayer de faire de ce point
de vue une théologie « scientifique », le christianisme n’est plus
qu’un fragment misérable. Mais nous devons dire plus : l’homme
lui-même en cela est diminué. Car les questions humaines spécifiques
: d’où venons-nous et où allons-nous, les questions de la religion
et de la morale, ne peuvent pas trouver une place dans la raison
communément définie par la « science » et doivent être transférées
dans la subjectivité. La subjectivité décide à partir de ses
expériences ce qui lui paraît supportable d’un point de vue
religieux, et la « conscience » subjective devient finalement
l’unique instance éthique.
Mais de cette manière, morale et
religion perdent leur capacité de formation collective et relèvent
de l’arbitraire. Cette situation est dangereuse pour l’humanité :
nous le constatons en voyant les pathologies de la religion et de la
raison, qui doivent nécessairement se manifester là où la raison est
si réduite que les questions de la religion et de la morale ne
relèvent plus de son domaine. Ce qui, dans les essais éthiques,
provient des règles de l’évolution ou de la psychologie et de la
sociologie est tout simplement insuffisant.
Avant d’en
arriver aux conséquences ultimes auxquelles je tends en tout cela,
je dois brièvement signaler la troisième déshellénisation, qui a
lieu actuellement. Au regard de la rencontre avec la multiplicité
des cultures, on dit volontiers aujourd’hui que la synthèse avec la
culture de la Grèce a été une première inculturation, réalisée dans
l’Eglise antique, qu’on ne devrait pas imposer aux autres cultures.
Ce serait leur droit de contourner cette inculturation pour revenir
au simple message du Nouveau Testament, afin de l’inculturer à
nouveau dans leurs espaces. Cette thèse n’est pas simplement fausse,
elle est exagérée et inexacte. Car le Nouveau Testament est écrit en
grec et porte en lui-même la rencontre avec l’esprit grec qui avait
mûri auparavant dans la formation de l’Ancien Testament. Bien sûr,
il y a des couches dans le devenir de l’Eglise antique qui ne
doivent pas entrer dans toutes les cultures. Mais les choix
fondamentaux, qui concernent le lien de la foi avec la quête de la
raison humaine, appartiennent à cette foi elle-même et sont adaptés
à son développement.
J’en viens à ma conclusion. L’essai
d’autocritique de la raison esquissé ici à gros traits n’implique
pas du tout la conception selon laquelle il faudrait revenir en deçà
de l’‘Aufklärung’ et congédier les vues de la modernité. La
grandeur du développement moderne de l’esprit est reconnue sans
restriction : nous sommes tous reconnaissants pour les grandes
possibilités qu’elle a ouvertes à l’homme et pour les progrès de
l’humanité qui nous sont offerts. L’éthique de la scientificité est
en outre volonté d’obéissance envers la vérité et, par suite,
expression d’une attitude fondamentale qui appartient aux choix
fondamentaux du christianisme.
Il s’agit non d’un retrait, ni
d’une critique négative, mais d’un élargissement de notre concept et
de notre usage de la raison. Car avec toute la joie que nous
éprouvons à la vue des nouvelles possibilités de l’homme, nous
voyons aussi les dangers qui croissent avec ces possibilités et nous
devons nous demander comment en devenir maîtres. Nous le pouvons
seulement si raison et foi s’unissent d’une manière nouvelle ; si
nous surmontons l’auto-limitation de la raison à ce qui est
falsifiable dans l’expérience, et si nous ouvrons de nouveau à la
raison toute sa largeur. En ce sens, la théologie appartient à
l’Université non seulement comme discipline relevant de l’histoire
et des sciences humaines, mais comme spécifiquement théologie, comme
question sur la raison de la foi et à son large dialogue avec les
sciences.
Ainsi seulement nous devenons capables d’un
authentique dialogue entre cultures et religions, dont nous avons
impérativement besoin. Dans le monde occidental domine largement
l’opinion que seule la raison positiviste et les formes de la
philosophie qui en dépendent sont universelles. Mais précisément,
cette exclusion du divin hors de l’universalité de la raison est
perçue, par les cultures profondément religieuses du monde, comme un
mépris de leurs convictions les plus intimes. Une raison qui est
sourde au divin et repousse les religions dans le domaine des
sous-cultures est inapte au dialogue des cultures.
En outre,
comme j’ai essayé de le montrer, la raison scientifique, avec son
élément platonicien, porte en elle-même une question qui tend
au-delà d’elle et des possibilités de sa méthode. Elle doit tout
simplement accepter comme un donné la structure rationnelle de la
matière, tout comme la correspondance entre notre esprit et les
structures rationnelles qui règnent dans la nature, un donné sur
lequel est fondé sa méthode. Mais la question ‘pourquoi il en est
ainsi’ demeure, et doit être transmise par les sciences de la nature
à d’autres niveaux et à d’autres manières de penser – à la
philosophie et à la théologie.
Pour la philosophie et d’une
autre manière pour la théologie, l’écoute des grandes expériences et
intuitions des traditions religieuses de l’humanité, en particulier
de la foi chrétienne, est une source de connaissance, contre
laquelle on ne se protègerait qu’en restreignant de façon
inadmissible notre capacité d’écouter et de trouver des réponses. Il
me vient ici à l’esprit un mot de Socrate à Phédon. Les discours
précédents ayant évoqué beaucoup d’opinions philosophiques fausses,
Socrate déclare : « On comprendrait aisément que quelqu’un, devant
tant de faussetés, passât le restant de sa vie à haïr et à mépriser
tous les discours sur l’être. » Mais de cette manière, il perdrait
la vérité de l’être et s’attirerait un très grand
dommage.
L’Occident est menacé depuis longtemps par le rejet
des questions fondamentales de la raison et ne peut en cela que
courir un grand danger. Le courage pour l’élargissement de la
raison, non la dénégation de sa grandeur – tel est le programme
qu’une théologie responsable de la foi biblique doit assumer dans le
débat actuel. « Ne pas agir selon la raison (selon le Logos)
s’oppose à la nature de Dieu », répliqua Manuel II, depuis sa vision
chrétienne de l’image de Dieu, à son interlocuteur persan. C’est
dans ce grand Logos, dans cette large raison que nous invitons nos
partenaires au dialogue des cultures. La trouver toujours à nouveau,
telle est la grande tâche de l’Université.»
(Traduit de
l’allemand par Marcel Neusch)(1) Les citations de la controverse
sont empruntées par Benoît XVI à l’ouvrage Entretiens avec un
musulman, de Manuel II Paléologue (édition Sources chrétiennes)
; elles sont traduites ici selon la reprise qu’en fait le pape . Par
contre, les citations de Th. Khoury et de R. Arnaldez, tirées de la
même édition, sont reprises selon l’édition originale parue au Cerf
(note du traducteur).
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